A propos de Luce…hommage à Luce Vigo
A propos de Luce…
Luce Vigo est partie dimanche dernier, le 12 février. Elle avait 85 ans officiels, beaucoup moins en fait tant elle était curieuse du monde, et même si elle se baladait ces dernières années avec un appareil qui l’aidait à respirer, sur lequel d’ailleurs elle plaisantait volontiers.
J’ai eu la chance de rencontrer Luce Vigo, ainsi qu’Emile Breton, il y a quelques années, je n’arrive pas à dater notre première rencontre. Il est vrai qu’on avait l’occasion de croiser ce couple infatigable dans toutes les occasions que se donnait l’Art et Essai de continuer à faire vivre le cinéma d’auteur, les idées et les émotions ensemble sur la pellicule.
Mais je sais que c’est au journal Regards que nous avions sympathisé. Luce y publiait des chroniques cinématographiques, après l’avoir fait dans Révolution, et comme elle continuait à le faire dans plusieurs journaux et revues de cinéma, défendant les films qui en avaient besoin, préférant « donner la parole aux créateurs ». Pour la cinéphile et ancienne étudiante en cinéma que j’étais, Jean Vigo était un mythe. Ecrire dans le même journal, rencontrer et fréquenter sa fille, critique et cinéphile sensible, discuter avec elle, était un de ces bonheurs que nous avons parfois dans les salles obscures mais aussi dans les rencontres entre amoureux de cet art, 7éme et si singulier.
Très vite, Luce, avec sa gentillesse, sa chaleur, son humanité, sa générosité, sa curiosité et son regard toujours pointu sur les cinémas m’ont fait oublier sa prestigieuse filiation. Elle était Luce Vigo, amoureuse du cinéma et surtout belle personne, très belle personne.
Elle racontait ne pas avoir de souvenirs de son père, fils de l’anarchiste Eugène Bonaventure de Vigo, qui avait pris un nom de guerre, Miguel Amereyda, anagramme de « y’a de la merde ». Déjà tout un programme, disait-elle, ce regard sur la société porté par un homme, incarcéré pour ses positions politiques, mort dans des circonstances troubles, en prison, et dont le fils Jean Vigo chercha inlassablement à réhabiliter la mémoire.
Jean Vigo avait filmé entre 24 et 29 ans, quatre précieux films qui font partie de l’histoire du cinéma et forment un point de vue critique unique sur la société et collaboré avec Boris Kaufman, le grand chef opérateur frère de Dziga Vertov, le musicien Maurice Jaubert, et d’autres amoureux du cinéma qui avaient rejoint son équipe. L’un de ses films les plus célèbres, Zéro de conduite, avait été interdit par la censure, pour A propos de Nice Luce racontait que « c’était le plaisir de la découverte de la caméra par un jeune de vingt-quatre ans qui découvre ce dont il rêvait, faire des accélérés, pratiquer le pamphlet cruel ».
Après son père Jean Vigo, mort quand elle avait seulement trois ans, sa mère, Lydu Lozinska, d’origine polonaise, disparut quelques années après laissant la place à des tuteurs comme le journaliste Louis Martin-Chauffier et sa femme Simone, qui ont fait partie de l’un des premiers réseaux de la Résistance, le réseau du Musée de l’Homme, et Claude Aveline, l’exécuteur testamentaire de Jean Vigo.
Luce avait eu la générosité de participer avec Emile Breton à deux manifestations que j’avais organisé au cinéma Champo à Paris. Tout d’abord une rétrospective du cinéaste finlandais Aki Kaurismäki, elle avait été présente aux débats et aux côtés des fidèles acteurs d’Aki Kaurismäki, Eveline Didi et André Wilms, Kati Outinen, Elina Salo, d’un autre regretté critique de cinéma, Peter Von Bagh, et de l’équipe des Cahiers du cinéma.
Aki Kaurismaki l’avait ensuite engagée pour un petit rôle dans son film Le Havre, elle y jouait la caissière d’un cinéma, rôle qui lui convenait tant que celui d’une « ouvrière » du cinéma. Oh c’était un petit rôle disait-elle mais on voyait bien qu’elle était un petit peu fière tout de même de l’amitié d’Aki Kaurismäki. Elle y tenait aussi pour signifier qu’elle n’oubliait pas que le cinéma est fait et diffusé aussi par les techniciens, les figurants, les travailleurs, foule obscure des salles obscures. Car en plus d’être critique, elle avait été programmatrice de salle, à la Maison de la Culture de Bobigny notamment, où elle n’avait jamais programmé des films de Vigo, racontait-elle…
Elle était revenue ensuite au Champo pour le cycle de films « Mai 68 au cinéma » avec Émile toujours, on y présentait d’ailleurs un film rare que j’avais eu un mal fou à dénicher, Le temps de vivre de Bernard Paul (1969), avec Marina Vlady, et où Emile jouait un petit rôle, celui d’un docker si je me souviens bien…
Avec beaucoup de générosité, elle m’avait accueillie chez elle, chez eux, dans cet appartement presque en face de la coupole d’Oscar Niemeyer et du siège du parti communiste. Leur lieu de vie était tout autant que par eux habité par le cinéma, dans tous ses recoins. Avec Emile ils m’avaient conseillée et aidée à retrouver les traces de ce film oublié. Nous parlions aussi de nos vies et de politique et d’autres histoires qui m’avaient émerveillée.
Luce était une femme moderne. Pas seulement tout le long de sa vie personnelle, elle était une femme curieuse, attentive tant aux soubresauts du monde qu’aux différentes formes et écritures cinématographiques, fascinée par la jeunesse et ouverte à la jeunesse, jusqu’au plus proche aujourd’hui des réseaux sociaux et de facebook dont elle se servait régulièrement.
Luce s’occupait depuis plusieurs années du prix Jean Vigo crée par Claude Aveline en 1951, un prix qui consacre un auteur d’avenir et un premier film. Au début réticente car elle disait avoir eu du mal à accepter ce lourd héritage du père – elle n’avait vu ses films qu’à l’âge de 14 ans – elle en avait été la secrétaire générale à partir des années soixante-dix et enfin la présidente.
Elle me racontait il y a quelques années ses réunions de visionnage, à l’époque aux Trois Luxembourg, les salles de Gérard et Anne Vaugeois, parmi ses fidèles complices du Prix. Elle disait pour préciser les raisons de cet engagement : «Il y a un jury, donc on est toute une équipe à choisir les films et on se dispute pas mal. Mais le prix existe depuis 1951. Au début je n’étais pas majeure, donc je ne faisais pas partie du jury mais je regardais les films. Peu à peu je me suis investie. C’est un peu un devoir de mémoire et aussi une façon d’essayer de défendre, aujourd’hui, le cinéma indépendant. Jean Vigo était un cinéaste qui est mort jeune mais qui s’est battu pour beaucoup de choses…»
Je ne manquais pas ces dernières années la remise du Prix Jean Vigo, devenu incontournable à force d’avoir récompensé toute l’intelligence cinématographique des soixante dernières années avant qu’elle ne soit évidente, Jean-Luc Godard, Chris Marker et Alain Resnais, Sembène Ousmane, Philippe Garrel, Jacques Rozier, Jean-Charles Hue, Katell Quillévéré, il y en a tant ….
Un rendez-vous que j’attendais afin d’y découvrir un nouveau talent, « un auteur d’avenir » selon la définition de Luce, une œuvre que ne me décevrait pas.
Mais surtout une occasion de revoir Luce, on avait le temps, elle était si jeune…
(Antonia Naïm)
Une version réduite de cet article a été publiée dans le journal Regards
http://www.regards.fr/web/article/a-propos-de-luce
LA CINÉMATHÈQUE FRANÇAISE rend hommage à Luce le lundi 27 février 2017 à 19h30
Projection des films : Luce, À propos de Jean Vigo (Leïla Férault-Levy, 2016, 67′)
Nice ‒ à propos de Jean Vigo (Manoel de Oliveira, 1983, 58′)
La Cinémathèque française – Musée du Cinéma, 51, rue de Bercy, Paris 12e – Métro Bercy
Références, ouvrages et interviews de Luce Vigo :
Luce Vigo, Jean Vigo, une vie engagée dans le cinéma, CNDP/Les Cahiers du cinéma, 2002
Luce Vigo, Catherine Schapira, Allons z’enfants au cinéma, anthologie de deux cents films pour un jeune public, et Kirikou et la sorcière, Michel Ocelot (Cahier de notes sur..), ainsi que d’autres cahiers édités par « Les Enfants de cinéma »
LES ENTRETIENS DE CinéDV / Entretien avec Luce Vigo de Aurélio Savini sur Vimeo
Radio Prague, interview
Entretien avec Jean Roy, L’Humanité, 2005
Le Prix Jean Vigo
Jean Vigo – Filmographie
1930 : À propos de Nice
1931 : La Natation par Jean Taris ou Taris, roi de l’eau
1933 : Zéro de conduite
1934 : L’Atalante